Je ne vais plus à la Feria pour boire.
En tous cas, beaucoup moins qu'auparavant.
J'y vais pour me tenir au courant des changements sociaux.
Tel est mon point de repère, la constante d'une vie par ailleurs désordonnée, faire la Feria.
Entre deux verres, tout naturellement, je m'informe...
Si quelque chose a changé dans la Feria, c'est qu'une époque a passé....
Il y a eu les Feria de folie des années 70 (qui étaient sans keufs, c'était ça ou l'émeute), celles pour faire la teuf des années 80 (l'arrivée de la gauche au caviar), et dans la foulée la création des bodégas (avec les années frics et celles de l'exclusion), il y a eu les ferias que pour la thune (c'était la sono à donf, les cognes partout, dégun dans les rues, le bide total) et les ferias écolos pour que reviennent les consomateurs (sonos interdites, lardus discrets, spectacles culturels et tauromachiques).
L'Histoire de la Feria n'a rien de drôle, puisque c'est la notre : une dégradation continue des conditions festives.
On est habitué.
Chaque fois qu'on y va, on sait bien qu'on sera déçu par rapport à la précédente.
On en profite quand même, tant que ça dure...
Mais là, je pousse un cri d'alarme.
Et je dis : halte!
N'allons pas plus loin.
Trop, c'est trop.
L'autre jour (j'étais à la féria des Vendanges), il faisait nuit (3 heures du mat) et j'étais à pied d'oeuvre depuis 7 plombes chrono (frais débarqué du TGV, j'avais filé direct au Prolé m'enquiller des pastis, pour commencer, et puis partout ailleurs de la rue Jean Reboul à la rue Fresque), lorsque la fatigue me prit (c'était pas l'alcool, mais les tarpés qu'on fume avec).
Comme d'habitude en pareil cas, je me mis à piquer, à même le trottoir, une petite sieste réparative, à Nîmes je fais comme chez moi.
Histoire de repartir à l'attaque un peu plus tard, les nuits sont longues.
Et bien pas du tout!
Pas une minute de répit.
Pas moyen de fermer l'oeil deux secondes.
Des agressions de sollicitude en permanence :
ça va?
Vous n'avez besoin de rien?
C'est sûr que ça va?
Une apprentie toubib à qui je ne répondais pas est allée jusqu'à me toucher le nez pour voir si je respirais, et enfin une harpie munie d'une immense bouteille d'eau menaça de me la flanquer sur la tronche afin, disait-elle, de me faire retrouver mes esprits.
J'eus beau négocier, rien n'y faisait.
Elle y tenait.
Pour éviter la noyade (et plus tard la pleurésie), je fus forcé de me lever, retournant aux comptoirs écluser d'autres godets.
Résultat, à 4 heures du mat, j'en avais déjà marre et rentrais me coucher pendant que les autres achevaient tranquillement leur soirée du côté des halles, au soleil, au grand jour, à bouffer des tapas avant d'aller dormir.
Un cas isolé, me direz-vous, la faute à pas de chance.
C'est ce que je croyais aussi, mais 3 jours plus tard j'étais de retour à Lyon, au pot des anars à la Croix-Rousse.
On devisait assis devant des verres lorsqu'un militante, jeune, brune et tout sourire, vint libertairement nous faire remarquer qu'une copine à nous s'était allongée dans la pièce à côté, pas bien.
Après quoi cette féministe s'adressa au keum de la souffrante et, toute en précautions anarchistes de langage, lui conseilla de rentrer sa morue à la baraque plutôt que se bourrer la gueule avec nous autres.
Stoïque sous l'insulte, il ne prit pas la peine de répondre.
Ça faisait un brave moment déjà qu'il avait du mal à parler.
Mais à ses mimiques, on voyait qu'il n'en pensait pas moins.
On recommanda des bières.
Un moment plus tard, l'agonisante était de retour, titubant à pas de zombie pour s'écrouler devant nos verres.
Alors, la vérité (cruelle) me foudroya.
On était là, chez les anars de Lyon, et c'était comme chez les ploucs à Nîmes.
On nous foutait jamais la paix.
La pression sociale avait ramené à table la malheureuse.
De gré ou de force.
On lui avait rappelé les bonnes manières
Et dans son ivresse elle en pleurait, se récriant sans cesse qu'elle voulait seulement dormir, et s'enquérant ad nauseum si elle avait fait, sans le savoir, quelque chose de mal.
On ne put la calmer qu'en lui payant à boire.
Et bien voilà.
Une époque est passée.
Celle où l'ivresse publique était pardonnée, les soirs de fête.
S'il est encore permis de s'alcooliser dehors, c'est uniquement comme aux rades à la télé où l'on entend : « Garçon! Une Tourtel » dans le brouhaha des conversations animées.
Une ambiance de pot de travail.
De célébration d'un gros contrat.
Ou de bienvenue au nouveau chef de service.
Ça nous promet pas des lendemains qui chantent...
A ceux qui s'en foutent parce qu'ils ne boivent pas, ou en tous cas jamais à ce point, je signale qu'il s'agissait là du dernier plaisirs que l'ordre social n'avait pas envahi.
Il y a eu l'occupation de la zone sexe avec « sortez couverts ».
On a eu l'ilotage des clopeurs « gêne pas les autres ».
On a dorénavant la biture en ville « et maintenant, tu rentres ».
l'Etat s'est réintroduit dans notre intimité, pour notre bien, notre santé, exactement comme au bon vieux temps de la Sainte Inquisition (qui elle aussi désossait les hérétiques pour les sauver, et crâmait les sorcières par mesure d'hygiène).
Ne vous fiez pas aux propos lénifiants des médias qui minimisent la chose (l'Eglise en a tenu aussi énorméments, de ces propos bénins, pour justifier la taule et les galères et les spoliations).
Le sexe insecure, la clope et l'ivresse publique s'accompagnent aussi d'interdits, d'amendes parfois lourdes, et d'années d'incarcération, le cas échéant.
Ce n'est pas une partie de rigolade.
C'est un assaut de l'Etat, qui fait pas les choses à moitié.
Il n'a pas que la figure, déjà désagréable, de l'assistante sociale.
Il a aussi celle des portes de prison.
Vous pouvez être pour, ça vous regarde.
Nos ancêtres ont bien été pour les rigueurs de la Religion... alors, pourquoi pas vous?
Moi, je suis contre.
Quand à la Feria, elle se porte bien, merci pour elle.
Ce n'est plus la même clientèle qui y va : on y mange de plus en plus, on y vomit de moins en moins (et pourtant, si vous saviez ce qu'on mange...).
Les jeunes en ont fait, deux fois par an, leur sortie du samedi soir.
Il y règne la même atmosphère frétillante et compassée qu'aux alentours des boites de nuit, quand on attend d'y entrer.
Ils essaient de pas se faire remarquer, sauf si c'est permis.
Tiens, voilà comment c'était avant d'être asseptisé (j'avais fait un palindrome là-dessus) :
A Nîmes, la nuit n'a pas de fin, c'est la Féria
Qui crie et chante et danse en riant aux éclats
La fête est revenue tout s'oublie c'est la mort
Des jours soucieux et des soirs désenchantés
La foule renoue dans l'ivresse avec la corrida
Descend des arènes en sortant des vomitoires
S'écoule dans les rues, déborde des bodegas
Un fleuve de pastis, de sangria traverse la cité
Un fleuve de pastis, de sangria traverse la cité
S'écoule dans les rues, déborde des bodegas
Descend des arènes en sortant des vomitoires
La foule renoue dans l'ivresse avec la corrida
Des jours soucieux et des soirs désenchantés
La fête est revenue tout s'oublie c'est la mort
Qui crie et chante et danse en riant aux éclats
A Nîmes, la nuit n'a pas de fin, c'est la Féria
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