samedi 5 mai 2007

La Pils Slip


Il ya quelque temps de cela, Eve-Anna parcourait la presse étalée devant elle (Voici, Ici Paris, France Dimanche, Le Point (de Franz-Olivier Giesbert)), quand son oeil aux longs cils fut attiré par une photo de mariage :
-Anina Lessel se marie!
Léon Noël haussa des épaules empreintes du plus radical je-m'en-foutisme :
-Ma chère Eve, le sort de l'héritière du groupe Axa m'indiffère, vous ne sauriez savoir comme...
-Avec un employé de son papa, continuait Eve. Qu'ils sont mignons! La Pincesse et le Ramoneur!
-Je vous dispense de vos sous-entendus grivois, et d'ailleurs les mariages m'affligent.
-Mais enfin, regardez comme ils sont beaux, insista Eve en lui mettant la revue sous le nez. Ils vont si bien ensemble!

Léon faillit s'étrangler en voyant la photo :
-Tut!
-Pardon?
-Tut! Tut! Tut, enfin! Ne savez vous pas lire? fit Léon en indiquant le nom de l'heureux élu.
Eve-Anna déchiffra lentement :
-Omer-Remo Tut, 34 ans, directeur régional d'Axa-Assurances. Et alors?

-Alors, rétorqua Léon, Omer et moi fûmes d'inséparables amis, du temps de nos études ardemment poursuivies et sans cesse échappées. Ah! Jeunesse! Et quelle fameuse descente il avait à la bière! Cher Omer! Qui donc aurait pu se douter qu'on le verrait un jour devenir milliardaire...
Eve-Anna en restait comme deux ronds de flanc.


Deux ans plus tard, Léon se trouvait attablé à la terrasse du Bar Arab de la rue Tâteur, en compagnie d'Amar Rama, son indic dévoué. L'athmosphère n'était pas à la rigolade. Amar, couvert de bleus (les risques du métier), faisait triste mine, et Léon arborait un air soucieux.
-...et c'est à moi qu'on a confié l'enquête! concluait-il, catastrophé, en reposant son verre. (Garçon! Deux Casa!)
-L'enquête sur votre pote Omer! s'indignait Amar en sifflant son Casa. (Garçon! Deux autres!). Ils sont gonflés, à la Kommandantur! Aucun respect!
-On ne se quittait pas, je le suivais partout (au point qu'on m'appelait Omer Deux), avant sa brusque disparition des milieux intellectuels et limonadiers. Et voici qu'après une si longue séparation, il me faut le revoir dans ces circonstances atroces, porteur d'un soupçon ignoble mais heureusement dénué de tout fondement raisonnable! On ne flétrira jamais assez l'absurdité des formalités administratives

-D'un côté, on retrouve sa meuf éparpillée en morceaux dans les quarantes pièces du manoir conjugal, c'est normal qu'on enquête.

-Elle était dépressive. Il s'agit à l'évidence d'un suicide...

-Si on changeait? proposa Amar en montrant les verres vides.

-...(Garçon! Deux Ricard!) ou bien un accident domestique, ça arrive fréquemment.
En tous cas il est impossible qu'Omer l'ait assassiné. Il avait trop de moralité pour cela. Je l'avais rencontré quelques temps après sa disparition des brasseries habituelles, il était déjà chef d'agence. Il avait tourné la page des frasques estudiantines, des Vive l'Anarchie! et des soirées corpo. Il ne vivait que pour l'exercice de son sacerdoce, à Axa.
-Moi je trouve ça louche, fit Amar soupçonneux, se lever pour bosser, c'est pas bien naturel. C'est des trucs de fourbe.
-Pas du tout. Il m'avait expliqué ce qu'il s'était passé.


Il s'était retrouvé un beau jour sans un flèche
Devant un pot payé avec ses fonds de poche
Un soir à la terrasse, dans la nécessité
De trimer pour de bon. On le vit s'installer

Assurances en tous genres, larguant ses idées

Fuyant ses habitudes, abandonnant ses belles

Aux plaisirs de la nuit toujours renouvelés
Après chaque journée, il réservait le soir

A travailler encore. Il se couchait à l'aube
Il ne voulait plus voir son temps se gaspiller

-Malgrè tout, remarqua Amar, il a trouvé celui d'alpaguer une poule...
-...aux oeufs d'or, en effet, mais à l'occasion d'une réunion d'entreprise. Le patron recevait, dans sa chasse en Sologne, les employés méritants. Anina était là, ce fut un coup de foudre. Ils s'aimaient. Ils se marièrent.
Amar écrasait une larme de bonheur au coin de l'oeil.
-Faites pas gaffe, patron, les histoires d'amour me font toujours pleurer, surtout quand elles finissent bien.
-Ce n'est pas le cas de celle-ci, lui rappela Léon. La situation se dégrada tout de suite après le mariage.


Il ne voulait plus voir son temps se gaspiller
A travailler encore. Il se couchait à l'aube
Après chaque journée, il réservait le soir

Aux plaisirs de la nuit toujours renouvelés
Fuyant ses habitudes, abandonnant ses belles

Assurances en tous genres, larguant ses idées

De trimer pour de bon. On le vit s'installer
Un soir à la terrasse, dans la nécessité

Devant un pot payé avec ses fonds de poche

Il s'était retrouvé un beau jour sans un flèche


-Elle lui avait sucré la thune?

-Evidemment. De plus, elle demandait le divorce. Il en avait reçu notification la veille, en même temps que sa lettre de licenciement (sans indemnités).
-Ouf! (Garçon, deux Germain!).Il a dû râler grave, votre agneau innocent.
-Tes insinuations tombent mal, avec Omer : c'est le garçon le moins rancunier du monde. Le suicide d'Anina est autrement plus probable : elle était sous anti-dépresseurs...
-???
-...ou alors un accident domestique : le hachoir électrique était encore branché, couvert de sang comme toute la pièce. (la malheureuse avait été découpée en cuisine). Omer, dont la méticulosité est proverbiale, n'aurait pas laissé l'appareil sous tension, au risque de le détèriorer.
-Accident? Suicide? bondit Amar. Laissez-moi vous dire, patron, que vous pédalez dans l'invraisemblable. Un suicide au Moulinex! (Garçon! Deux Liandier!)
-Du tout, l'hypothèse est sérieuse : il s'agissait d'un hachoir dernier cri, s'il est permis de s'exprimer ainsi, vaste, puissant, automatisé et préprogrammable. Rien de plus simple que d'y plonger un bras et d'appuyer sur start, volontairement ou par inadvertance. L'appareil débite ensuite et engouffre au fur et à mesure la viande restée dehors...

-...viande qu'on a retrouvée dans toutes les pièces du château! objecta Amar. Ce hachoir livre aussi à domicile?

-Tu oublies le bichon!

-Le bi quoi?

-Le chien d'Anina, Sussus, un adorable bichon qu'elle trainait partout avec elle. Ces petites bestioles sont aussi très joueuses. Sussus, resté seul, s'est amusé avec les morceaux, ce qui explique la dispersion du cadavre.

-Tout de même, patron, c'est pas pour vous contrarier, mais votre pote Omer, il a intérêt à avoir un solide alibi.

-Il en a un, mon ami, et ça s'arrose! (garçon! Deux Pont!)
-A la votre! C'est quoi son alibi?

-Il a passé la soirée au bistro du village. Il n'en est sorti qu'à la fermeture. -C'est-à-dire?
-Deux heures du matin.
-Et le décès?

-Peu après, vers quatre ou cinq heures.
-Et il n'a pas eu le temps de revenir? Le château est à combien de bornes?

-Trois, mais la route est spéciale, parait-il. Il est arrivé vers midi.
-Quoi? Dix plombes pour faire trois bornes! Vous trouvez ça crédible?
-Omer est incapable de la moindre indélicatesse. S'il l'a dit, c'est que c'est vrai.
-Je demande à voir!
-Et bien, nous irons vérifier : rendez-vous demain 18 h au troquet du village.


La brasserie de St-Ezets s'enorgueuillissait de produire sa bière artisanale, la Pils Slip, une blonde un peu forte et particulièrement trouble.

-Faites attention, prévint le patron en leur servant deux chopes, au début elle endort (d'où son nom), c'est à cause du houblon, mais au bout d'un moment, on en boirait sans s'arrêter.
-Ne vous en faites pas pour nous, le rassura Amar
-Monsieur Tut est un habitué de votre établissement? s'enquit Léon.
-Omer -Remo? On le voit moins. Il y a eu une période, avant le décès de sa dame, il était là tous les soirs, de six heures à minuit.
-A la pils Slip?

-Sans s'arrêter, comme je vous disais. Quand on aime, on compte pas. La plupart du temps, on le raccompagnait chez lui, ou bien on appelait le taxi.
-Et le soir du drame?
-ça allait, on l'a laissé rentrer seul, mais il a mis du temps.

-Dix heures, parait-il.
-La route est bizarre jusqu'au château, il faut rester bien concentré et des fois la Slip aide pas bien.
-C'est ce que nous verrons. En attendant, reconstituons son emploi du temps : patron, deux autres Pils Slip..

Ils ressortirent de la brasserie à deux heures du mat pétantes, satisfaits d'avoir accompli strictement toutes les vérifications jusqu'ici nécessaires, et même au-delà.
En dépit d'une forte fatigue, ils prirent la voiture pour rouler vers le manoir. L'air frais les ravigora. Le lendemain 18 heures, et après dix mille tours autour du patelin, ils étaient de retour sans même, tour du sort, avoir entraperçu les tours du château.
L'alibi d'Omer-Remo Tut se trouvait amplement validé. L'enquête conclut à l'accident plutôt qu'au suicide, afin de respecter les sentiments chrétiens d'Omer-Remo
Extrait du rapport de Léon Noël à sa hiérarchie :

-On roulait, on roulait, on roulait sans arrêt

Nous ne ressentions aucunement la fatigue
Implacable qui endort et empèche d'arriver

Nul doute, cette route disposait d'un charme

Ensorcelant qui remet les compteurs à zéro

On a fait derechef le tour du vieux rond-point

On a pris la file de gauche et tourné à droite

Ou le contraire, de toutes façons c'est pareil

Le château est un peu à l'écart du village
Le château est un peu à l'écart du village

Ou le contraire, de toutes façons c'est pareil

On a pris la file de gauche et tourné à droite

On a fait derechef le tour du vieux rond-point

Ensorcelant qui remet les compteurs à zéro

Nul doute, cette route disposait d'un charme

Implacable qui endort et empèche d'arriver
Nous ne ressentions aucunement la fatigue

On roulait, on roulait, on roulait sans arrêt


Route et château hanté? Effet pernicieux de la bière locale?
A tout hasard, Léon muni d'un mandat revint un jour à la brasserie maudite, et fit saisir tous les fûts disponibles afin d'étudier plus avant la mystèrieuse Pils Slip.
En dépit du soutien actif d'Amar Rama, le stock fut épuisé sans qu'on puisse résoudre ce problème inquiétant.

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