Eve-Anna regardait la télé en croquant du chocolat, les après-midi au bureau sont parfois interminables.
-Dites donc, Léon, vous ne lui trouvez pas une drôle de voix, à Chérèque?
Effectivement, le Che Guevara du syndicalisme français lisait une déclaration qui dérapait sérieusement dans les aigüs (« salarîîîés...dîîîîîscussîîîons....négocîîîatîîons...le mîîîînîîître....), ça frisait l'insupportable.
Léon Noël fit l'étonné :
-Ah bon? Peut-être, en effet (puisque vous le dites). Sans doute un micro mal réglé...
Au fait, j'ai rencard, je file à la brasserie Georges.
Amar Rama, indic de première et fidèle balance, l'attendait au comptoir en sirotant un demi, la lèvre enflée et un oeil à moitié fermé.
-Alors, Rama, on est tombé dans l'escalier?
-Une embrouille, crachota Amar, une sale embouille en sortant de Chez Flo, en plus on m'a fait le larfeuille, je sais pas comment je vais raquer tout ça.
Léon considéra les tiquets en vrac sur la soucoupe.
-Remballe tes salades, je t'offre un pot, mais je paye pas ton ardoise. Tu bois?
-Un formidable, répondit Rama en le regardant de travers avec son oeil valide. Et c'est quoi, le boulot?
-Chérèque....ça te dit quelque chose?
-Chérèque, le mec du syndicat?
-Exactement, François Chérèque, CFDT, défenseur de l'ouvrier, combattant prolétaire qui, fidèle aux leçons de Karl Marx et Michel Bakounine a jeté son rasoir et arbore la barbe.
-Je l'ai un peu connu du temps qu'il était glabre, vous auriez vu sa tronche, il avait pas le choix, les moustaches auraient pas suffisemment couvert.
-T'as connu Chérèque?
-Mon vieux bossait à Longwy, quand son père était préfet de Lorraine. Ce taf, alors, c'est quoi?
-Top secret, approche, fit Léon en baissant la voix : Chérèque n'a plus ses couilles : envolées, disparues, pfuittt! Une vraie catastrophe....
-Pouquoi tu t'affoles? Il a dû les paumer, y a qu'à les chercher.
-Laisse tomber, on a fouillé partout, on n'a rien retrouvé, il s'agit d'un vol.
Je t'explique : il sort de chez lui, la bagnole et le chauffeur l'attendent devant la porte (on a passé la Benz à l'aspirateur, rien), il file au ministère (on a interrogé les femmes de ménage, que dalle), il négocie, c'était sur les retraites (on a vérifié partout, soulevé les tapis, regardé sous la table, walou) et là c'est la surprise, il accepte tout, il discute sur rien, il signe les accords plus vite que son ombre, il va tellement vite que les autres décrochent, Aschieri et Thibaud (qui étaient venus avec d'excellentes intentions, pourtant) n'arrivent plus à suivre le rythme, ils crient pouce, ils jettent l'éponge et se barrent avant d'avoir pu signer quoi que ce soit. Pour le ministre, c'est la tuile, la réunion a capoté, il ne sait plus quoi dire à la presse (heureusement peu cruelle cette année-là à l'égard de la droite). Tu te souviens?
-Vaguement...T'as pas soif?
-Tu vois une explication? Demanda Amar en tamponnant de bière sa lèvre enflée.
-Ecartons l'hypothèse d'un larcin opéré sur la route ou bien au ministère, aucun témoin n'a rien remarqué, et il n'est jamais resté seul : reste le domicile conjugal...
-On l'aurait agressé dans sa propre maison?
-On meurt plus fréquemment assassiné par un proche en famille que dans les rues obscures pullulant de racailles..
-Ne me dis pas que tu soupçonnes...
-Madame Chérèque (née Cazac)? C'est mon premier suspect.
-Ada? Tu soupçonnes Ada?
-Qui d'autre aurait pu? Mais ne me dis pas que tu connais aussi la meuf à Chérèque....
-Et comment tu crois que lui je l'ai connu? J'avais pas la tête à me faire inviter aux bals de la préfecture, mais Ada...Ah! Ada!!!
Une larme d'émotion perla au coin de l'oeil qu'Amar avait d'ouvert.
J'avais 16 ans, et elle était mariée, c'est elle qui m'a appris les choses de la vie, quel enthousiasme, quel talent! c'était un don, ça s'explique pas, une vraie virtuose, je la vois mal, Ada, abimer le François, autant imaginer Rostropovitch massacrer un violoncelle à coups de barre à mine : j'y crois pas.
-Justement, les artistes, il y en a de bizarres. En tous cas ça tombe bien que tu la connaisses, va roder par chez eux, fais parler ta rombière et ramène l'info.
-A vos ordres, patron. On se boit la dernière?
-Garçon, la même chose!
Deux jours plus tard, Amar redescendait du train et rejoignait Léon dans un troquet discret du quartier Perrache. Il avait à peu près désenflé mais transpirait d'angoisse.
-ça s'est bien passé?
-Ils ont supprimé la voiture-bar, fit Amar dans un souffle.
-(Garçon! Un pot de Macon pour mon ami!) Non, je veux dire, ça s'est bien passé, avec Chérèque?
-Il était pas là, mais j'ai vu Ada. Remarquable, ce Macon, surtout bien frais (Garçon! Remettez-nous ça!)
-Raconte, ou tu bois plus. Comment c'était?
-Impeccable! Elle est un peu privée, depuis l'accident malheureux qui est arrivé à François., alors elle m'a sauté dessus. On a remis ça comme à l'époque, du coup j'ai pas dormi.
-Ton opinion?
-Un peu acide, tout de même, ce blanc. Paye-moi plutôt du rhum, pour faire passer.
-Commande un verre, mais accouche : alors, coupable ou pas coupable?
-Innocente, patron, comme l'agneau qui vient de naître (laissez la bouteille, c'est le boss qui régale). Vous imaginez bien qu'elle est la première victime de cette situation, vous pouvez pas savoir comme elle en bave, elle m'a raconté ses nuits atroces, les nerfs à fleur de peau, l'abstinence forcée, Ah! l'abstinence, c'est affreux, l'abstinence (Garçon! Une autre bouteille, s'il vous plait)!
-Parce que tu crois ce qu'elle te raconte? Pourquoi elle te dirait la vérité? Si ça se trouve, il n'y a que les Transports qui lui sont pas passés dessus, à la CFDT.
-Plaisantez pas, patron : bien sûr, j'ai discrètement vérifié si c'était pas des bobards. Elle tient un journal intime, j'ai chopé les carnets, on peut pas se tromper : elle adore François. Tenez, voilà la page qu'elle a écrite le jour du drame, une ode à l'amour charnel, j'en ai pleuré d'émotion, je vous lis ça, vous verrez :
Mon cher François avait hier terminé de baiser
Et il s'était endormi, souriant, dans mes bras
Incapable de faire l'amour une seule fois de plus
Avachi, mais j'en voulais plus encore, je le voulais
Je ne pensais qu'à ça, à son sexe définitivement
En moi, toujours dressé, c'était obsessionel
Que son désir s'éteigne, je ne le supportais pas
Je me suis approchée, j'avais bien trop envie
J'ai pris à pleines mains ses choses génitales
-La coquine! conclut Amar en gloussant, je la reconnais bien là, toujours affamée, une dévoreuse de santé!
Après ça, comment peut-on l'accuser d'avoir scié la branche où elle était assise?
-Nom de Dieu! bondit Léon, il n'y a pas une minute à perdre, dès qu'elle va s'apercevoir de la disparition du carnet, elle tentera de s'enfuir.
Ces paroles stupéfièrent Amar, les bras lui en tombaient, il reposa lourdement la bouteille et pourtant il est restait encore. Léon s'activait sur son portable, il appelait tout le monde :
-... et surtout fouillez partout, précisait-il, elle ne les a pas jetées, j'en suis certain, ces femmes-là sont fétichistes, elle a dû les planquer quelque part, au froid, ou dans l'alcool, que sais-je... Prevenez-moi dès que vous avez trouvé, j'attends, je bouge pas du bistrot.
-Pas dans l'alcool, fit Amar d'une petite voix, c'est une mauvaise idée, François les aurait retrouvées, pas dans l'alcool.
-Armons nous de patience, ça ne sera pas long (Garçon! Deux formidables!).
Quatre heures plus tard, le portable se mit à vibrer sur l'air de La Cucaracha :
-Comment ça, rien trouvé? Videz- moi tous les congélos! Elles sont là, c'est sûr... (Garçon, deux cognacs!)
Cinq minutes après, et quelques cognacs anxieusement avalés, Léon savourait son triomphe : on avait enfin retrouvé les couilles à Chérèque, au fond du congélo, grosses comme deux poix chiches, c'est la raison pour laquelle elles avaient échappé dans un premier temps à l'attention des policiers.
Amar n'en revenait pas :
-Jamais je m'en serais douté, quelle histoire! J'en suis au bord des vaps (Garçon! Je défaille! Un calva, vite!). Mais comment avez-vous fait....
-Pour découvrir le pot aux roses? Rien de plus simple, pourtant, tu t'en serais rendu compte si l'amour ne t'avais aveuglé. Elle tient un journal : elle ne pouvait manquer de lui confier cet événement capital, mais bien sûr, en cryptant ses aveux, pas folle, l'Ada.
-Et vous vous y connaissez, en cryptage, patron?
-Moi? Pas du tout, mais elle, non plus : elle a utilisé le truc le plus simple, la lecture à l'envers, j'ai vu ça du premier coup :
J'ai pris à pleines mains ses choses génitales
Je me suis approchée, j'avais bien trop envie
que son désir s'éteigne, je ne le supportais pas
En moi, toujours dressé, c'était obsessionel
Je ne pensais qu'à ça, à son sexe définitivement
Avachi, mais j'en voulais plus encore, je le voulais
Incapable de faire l'amour une seule fois de plus
Et il s'était endormi, souriant, dans mes bras
Mon cher François avait hier terminé de baiser
Lumineux, non? Ça va pas, Amar? T'es tout pâle...
-Ada! Quand je pense qu'hier encore j'étais auprès de cette goule... seul, sans défense...
-Remets-toi, tu t'en es sorti, c'est bien le principal.
-T'as raison (Champagne! Il faut fêter ça).
Aucune poursuite ne fut intentée à l'encontre d'Ada. Les génitoires de Chérèque avaient été retrouvées en parfait état de conservation, on proposa au leader syndical de les lui greffer, opération facile, mais il refusa.
Il avait, ces derniers mois, sèrieusement infléchi la politique revendicatrice de son syndicat, afin de la rendre compatible avec son état physiologique.
La nouvelle ligne, résumée par la formule « On est sage, on travaille, ou le Maître grondera » avait rencontré un succès phénoménal, les adhésions affluaient, les médias saluaient son audace moderniste, et les autres organisations ouvrières furent contraintes de rejoindre cette position, afin de rester crédibles.
François ne pouvait plus faire machine arrière; en dépit du désir qu'il avait de retrouver son intégrité physique, il lui fallut se sacrifier pour la cause : ses camarades craignaient les dérapages, les retours incontrolés à l'archaïsme social, s'il était rééquipé de testicules. Il dut y renoncer pour conserver son poste. Les siennes finirent au vide-ordures, et on étouffa l'affaire..
Mon cher François avait hier terminé de baiser
Et il s'était endormi, souriant, dans mes bras
Incapable de faire l'amour une seule fois de plus
Avachi, mais j'en voulais plus encore, je le voulais
Je ne pensais qu'à ça, à son sexe définitivement
En moi, toujours dressé, c'était obsessionel
Que son désir s'éteigne, je ne le supportais pas
Je me suis approchée, j'avais bien trop envie
J'ai pris à pleines mains ses choses génitales
J'ai pris à pleines mains ses choses génitales
Je me suis approchée, j'avais bien trop envie
Que son désir s'éteigne, je ne le supportais pas
En moi, toujours dressé, c'était obsessionel
Je ne pensais qu'à ça, à son sexe définitivement
Avachi, mais j'en voulais plus encore, je le voulais
Incapable de faire l'amour une seule fois de plus
Et il s'était endormi, souriant, dans mes bras
Mon cher François avait hier terminé de baiser
1 commentaire:
C'est bien, marrant etc... Ca peut faire une belle nouvelle, que oui. Féministe ? Discutable, ce point, pourtant. Pourquoi ces personnages de femmes, goules insatiables et paradoxalement castratrices etc..? C'est tout de même un mythe bien masculin, les nanas sont en principe plus romanesques, ce qui ne veut pas dire qu'elles n'aiment pas baiser. Sauf que leur mise à feu est toujours d'ordre extérieur, poétique, mythique si on veut — enfin, me semble-t-il —. On aime quelqu'un pour une phrase, pour un geste... et on le hait de même. Exemple de truc salace, j'ai (provisoirement, un mois environ) aimé un mec parce qu'il m'a dit d'un air accablé qu'il allait devoir refaire sa thèse sur Kant, après une objection ironique de ma part : "tu as raison... tu as toujours raison... c'est là le problème... donc j'ai toute ma thèse à refaire...") Simple constat, émouvant tant et plus. je ne croyais pas en avoir tant dit!
Les nanas vamp folles de sexe, ça n'existe pas sauf dans la tête des mecs. Ou alors c'est un transfert, (un artefact)... le désir suscité étant, comme le pointe une copine avec une pertinence désabusée, une simple réassurance quant à leur ego baffoué dans l'existence banale quotidienne. "On me désire donc je suis", en quelque sorte. En ce cas, c'est le désir du désir qui est fondamental, le désir de la femme ne venant qu'après coup, (une sorte de reconnaissance, si on veut)... enfin tout ça. Encore faut-il que ce désir la pointe comme telle et non comme une image dans la tête de l'autre. Et ça, c'est plus duraille à percevoir. (Si c'est le cas, tout foire aussitôt.)
D'où le drame de certaines, surtout des femmes traditionnelles (de la copine justement) après 50/60 ans, cheveux blancs, seins qui passent de phare en code, arthrose et dents sur pivot à la chaîne : elles n'existent plus. C'est ce qui fait le beurre des chirurgiens dits plastiques.
Mais peut-être que ça existe tout de même ? Au fond, je ne sais pas. Ton personnage en tout cas me semble "vu du pont", comme souvent les personnages de femmes vus par les hommes : exception, Proust et quelques autres, dont Flaubert justement. Les plus honnêtes ne s'y attaquent pas. Les femmes, c'est trop compliqué.
Juste un détail : les rares mecs qui ont pigé le truc deviennent des séducteurs hors norme. J'ai fait un cours là dessus... fallait voir le silence dans l'amphi et les stylos qui crépitaient ! L'étoffe d'un beste seller sans doute ?... "Comment devenir un don Juan lorsqu'on est pauvre, plutôt banal ou même mal foutu, pas extrêmement brillant intellectuellement et mal fringué ?" En utilisant ces "atouts", justement. C'est simple: il fallait y penser. Je devrais demander un brevet. (Mais ça ne marche pas pour certaines, évidemment.) H
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