mercredi 6 février 2008

Le Grand Bazar


Il y avait au temps des rois un impôt particulièrement humiliant, dont les riches s'acquittaient en numéraire, et les pauvres par du travail sans salaire.

Il s'agissait de la corvée.

Elle fut abolie, avec tant d'autres iniquités, dans la nuit du 4 août 1789 par l'Assemblée constituante.

Et pendant 215 ans, elle n'exista plus.

Jusqu'au 30 juin 2004.

Ce jour-là, l'Assemblée nationale vota la Journée de solidarité envers les personnes âgées, une journée de travail obligatoire et non rémunérée.

La corvée était de retour, moins brutale toutefois que sous l'Ancien Régime.

Les corvées royales, redoutées de tous, n'épargnaient guère que les détenteurs de priviléges, noblesse et clergé.

La corvée républicaine est bien plus gentille : elle ne s'attaque qu'aux salariés.

Elle pousse même très loin son souci de ne faire aucun tort aux employeurs.

Certes, ceux-ci sont contraints de verser à l'Etat ce qu'ils ne payent pas aux travailleurs.

Et ça ne fait jamais plaisir.

Mais il ne s'agit que du net.

Pas du brut : les salariés, ne gagnant rien ce jour-là, ne cotisent à rien : ni Sécu, ni retraites ou Assedic, rien du tout.

Les employeurs pareil.

Et comme les charges patronales équivalent en moyenne à 50% du salaire brut...

Ils bénéficient d'une journée de travail à moitié prix.

Ce qui est tout de même consolant.


A l'origine, la corvée républicaine était présentée comme un vasteTéléthon destiné à sauver de la mort les personnes âgées.

La date de cette manifestation caritative avait été fixée au lundi de Pentecôte, et bénéficiait, comme toujours lorsqu'il s'agit d'une noble cause, d'un appui médiatique important.

On pouvait y voir également une vaste arnaque destinée à piquer la thune dans la poche de tous les pauvres, même les non imposables, du moment qu'ils travaillent, mais ce n'était pas l'avis des syndicats.

A part quelques grommellements, ils n'avaient pas bronché.

N'osant assombrir, peut-être, avec des considérations matérialistes, la généreuse ferveur de ce jour sacré.


Or, voici que ce jour n'est plus.

Le 29 février 2008, Xavier Bertrand, ministre du travail, annonçait que le lundi de Pentecôte serait de nouveau férié et chômé.

Et la Journée de solidarité dispatchée au choix, en bloc ou par petits bouts, parmi les jours ouvrables de l'année.

En heures sup, donc.

Payées walou.

Alors qu'elles valent au moins 10% de plus que les autres.

L'arnaque se précise, et se pratique à visage découvert : fini le Téléthon! On ne fait plus dans la dentelle ni dans la poésie, mais dans la question cynique : combien ça rapporte, quand les employésTravaillent Plus Pour Gagner rien? Deux milliards? Et combien ça coûte? Beaucoup moins?


Pendant ce temps, indifférents à tout ce tintamarre, les syndicats se la coulent douce : aucun n'appelle à la grève, aucun n'appelle au boycott.

Business as usual : ils négocient au cas par cas cette mesure universelle.

Conformément à ce que leur demandent depuis 2004 l'Etat et le patronat : renégocier branche par branche, entreprise par entreprise, la durée légale du travail, fixée à 35 heures par semaine, et dont le lundi de Pentecôte a brisé le tabou.


Il y avait eu pourtant, à cette occasion, ce qu'on appelle un «Grand Bazar», expression pudique pour désigner le rejet massif de la corvée par les salariés.

Je ne sais pas comment l'appellent les syndicats : ils n'en parlent jamais.

Ce n'est pas leur affaire.

Dans le Gard, qui ouvrait le bal en 2005 dès le lundi de Pâques (car le lundi de Pentecôte, Féria de Nîmes oblige, était resté chômé), on vit les enseignants se mettre en grève sur le seul appel de la minuscule CNT-AIT, qui n'avait aucune audience, et les écoles se vider d'élèves sur la simple consigne d'une association de parents, la FCPE, qui n'était pas présente partout.

De syndicats, point.

Il en fut de même quarante jours plus tard dans la France entière, soulevée par d'innombrables initiatives locales et désordonnées.

Le «Grand Bazar», donc.

Toujours sans syndicat.

Apparemment le Gard n'avait pas suffisamment convaincu les confédérations qu'une opposition organisée à la journée de corvée fût possible et souhaitable.

Elles n'avaient pas bougé le petit doigt.

En 2006, en 2007, elles prirent, sur ce sujet, deux années sabbatiques supplémentaires.

Alors que les différents gouvernements de la France, instruits par l'expérience, et peu désireux qu'elle se renouvelle, se démenaient comme de beaux diables pour cacher le maudit lundi à la vue des populations.

Les exceptions se multiplièrent.

Les particularités s'accumulèrent.

Jusqu'à ce qu'en 2008 on trouve enfin la planque idéale.

Adieu la journée de solidarité, diluée dans le temps de travail annuel, et coucou! l'assouplissement de la semaine des 35 heures, qu'on s'apprête à négocier.

On aura toute latitude alors d'ajouter à son temps de travail non plus une seule, mais deux, quinze ou quarante journées de travail supplémentaire.

Aux conditions ouvertes par l'éparpillement de la journée de solidarité sur l'ensemble de l'année : une diminution imperceptible mais réelle du prix des journées travaillées (ça se fera par l'inflation), et l'exemption du paiement des cotisations sociales pour ces heures supplémentaires (bonjour le déficit des comptes sociaux).


C'est ce modèle que les syndicats ont refusé de combattre lors du lundi de Pentecôte.

Ne vous attendez pas à ce qu'ils en rejettent la généralisation.

Placez vos seuls espoirs sur un retour du «Grand Bazar».

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