Djizeuss Kraïst

Eve-Anna referma soigneusement le vernis à ongle et décrocha enfin le téléphone :

-Léon, c'est pour vous! Amar vous attend au Bar à Rab', rue Têteur!

5 minutes plus tard, Léon Noël était à pied d'oeuvre, face au comptoir du sympathique établissement, voisin tout à la fois du Cercle de la Presse et de la Préfecture de Police.

-Je suis sur un coup, patron, un coup d'enfer! s'excitait déjà Amar Rama.

-Du calme, chaque chose en son temps. (Garçon, deux Trappiste!). Ça se passe bien à Super Repus (le Journal des Gavés de la Bourse)?

-L'ambiance est pas la même, c'est struggle for life, geignit Rama, les journaleux, ça vaut pas la Maison (même si c'est un peu pareil), mais j'ai un scoop! Vous avez entendu parler de Djizeuss?

-Djizeuss.... Djizeuss Kraïst, tu veux dire? Vaguement... Tu sais, les crapules de banlieue, c'est pas ma tasse de thé, fit Léon en plongeant dans la mousse...

-Djizeuss c'était la pointure au dessus! Une vraie légende urbaine! insista Amar. Son gang (les Kraitins), a mis toute la cité à l'amende, ça rackette sévère, personne y coupe, tu peux même pas lever une gonzesse sans passer à la caisse...

-Attends deux secondes, l'interrompit Léon. Tu as bien dit « c'était »?

-Il a calanché.

Les ritals l'ont serré, et ils l'ont arrangé façon maffia : cloué sur deux planches vendredi dernier et laissé crever pendant toute l'aprèm', à ce qu'on dit.

-Quelle horreur! (Garçon! Deux autres!) mais banal épisode de la guerre des gangs, hélas. Je ne vois pas où est le scoop, sans te vexer.

-J'y viens : hier (lundi), je me pointe à la morgue pour constater les dégats : plus de Djizeuss! Le frigo était vide! Il avait disparu!

-Ne vas pas me dire qu'on a chouravé le cadavre! s'indigna Léon.

-Mieux que ça! Et voilà le scoop, triompha Amar. Selon les Kraitins, il se serait barré tout seul...

-Arrête tes galégeades : on n'a jamais vu dans les morgues les asticots déménager la viande.

-Vous n'y êtes pas, patron! Il se serait refait une santé à la fraiche, et barré en loucedé on sait pas trop quand.

-On a pu le loger? s'enquit Léon d'un air soupçonneux.

-Pas vraiment, paraît qu'il planque chez son vieux, en attendant de rappliquer pour leur régler leur compte, à tous. Du coup, ça plaisante plus, le gang a sorti la boite à claques, ça rackette à donf, et tous ceux qui bronchent en prennent plein la tronche.

Qu'est-ce que vous dites de ça?

Léon prit le temps de finir son verre avant de répondre :

-On ne remplace pas facilement un boss charismatique comme Djyzeuss (Garçon! Deux Fakir!), et charismatique, il l'était, le bougre!

-C'est sûr, approuva Amar.

-Ça doit négocier dur chez les Kraitins pour lui trouver un successeur.

-Probablement.

-En attendant ils serrent les boulons et enrhument tout le monde avec « Djizeuss revient », "il est pas mort", etc...Coup classique!

-Vous croyez?

-Si tu veux mon avis, c'est les Kraitins qu'ont étouffé le maccab' à la morgue. Ils tentent de gagner du temps.

-Tout de même, patron, y a des faits troublants...

-Lesquels?

-Il a été vu depuis...

-...par des potes à lui, j'imagine? Laisse tomber, c'est des salades!

-..;et aussi par des gars d'Emmaus...

-...qui ne le connaissaient pas, je suppose... Comment veux-tu qu'ils l'aient retapissé? Laisse tomber, je te dis, et bois un coup. (Garçon! Deux Saint-Paul Triple!).

-Mais, patron, si c'était vrai?

Vous voyez d'ici les gros titres! « Le Come Back de Djizeuss Kraïst », «Kraïst le Retour » « La Vengeance de Djizeuss ».

C'est pour le coup qu'à Super Repus ils arrêteraient de se payer ma gueule (car ils se moquent de moi).

Amar réprima un sanglot qui montait, puis reprit, d'une petite voix tremblante :

-Vous pourriez pas vous rencarder, patron?

Léon se laissa attendrir :

-Tu veux que je jette un oeil sur sa fiche aux RG?

Tu payes un verre?

-Si vous voulez, soupira Amar.

-(Garçon, une Chartreuse, et laissez la bouteille, on se resservira!)

Le lendemain, Léon réapparaissait au bar avec un air vainqueur :

-Je crois que j'ai la solution. (Garçon! Deux Lucifer!). Ça ne va pas te plaire, on n'est pas près de le revoir, Djizeuss.

-Vous m'inquiétez, patron. Vous avez trouvé quelque chose?

-En fait, presque rien. On a les ragots de bistrot, et quelques lascars qui ont balancé. D'après la fiche, il aurait démarré sur le tard, dans l'arnaque sans envergure (mais pas sans culot), un peu de proxénétisme, un peu de vandalisme, exercice illégal de la médecine, j'en passe...

En tous cas il apprend vite et s'attaque bientôt à la grande faisanderie : on le trouve mêlé au scandale du vin sans raisin, et il multiplie les pains et la poiscaille au black.

Sportif, champion de ski nautique, on lui prête des ambitions politiques, comme tous les voyous qui se la pètent.

-Et vous trouvez que c'est rien, tout ça? remarqua Amar.

-Rien que de très habituel, en tous cas : des petites frappes dans son genre, tu donnes un coup de pieds à une poubelle, il t'en sort dix, dans les cités. Ça n'explique pas son succès.

-L'aura, patron, l'aura! Djizeuss, il en avait, de l'aura, à plus savoir qu'en faire! Total respect! Il en imposait à tout le monde! Il avait même plus besoin de se montrer pour faire la loi!

-Justement, j'y viens. En épluchant son dossier, il y a un truc qui m'a semblé bizarre.

-Ah bon?

-Casier judiciaire vierge! Aucune trace! Inconnu des services! Il n'a même jamais fait l'objet d'une main courante.

-Alors, là, ça me la coupe, fit Amar, admiratif. Quel talent! Passer inaperçu! Il est encore plus fort que ce qu'on dit! Vous êtes sûr de ça?

-Absolument sûr.

J'ai passé la soirée à vérifier les comptes-rendus.

Walou!

Pas une ligne!

Ce type, en fait, on n'en aurait jamais entendu parler si c'était pas ce que raconte son propre gang!

-Tiens, c'est vrai, remarqua Amar.

-Du coup, ça m'a mis la puce à l'oreille, et j'ai examiné tout ça de plus près.

Son identité, d'abord : aucun nom.

Kraïst, c'est un pseudo, ça veut dire fürher ou quelque chose d'approchant, en argot des banlieues.

Et Djizeuss c'est le prénom qui va avec.

Quand t'es un Kraïst, automatiquement tu t'appelles Djizeuss.

-Comme qui dirait César, pour les Romains?

-C'est ça.

Le reste est du même tonneau : date de naissance, on n'en sait rien.

Selon les différents informateurs, sa mère accouche sous de Gaulle ou sous Mittérand, c'est n'importe quoi.

Domicile, on n'a qu'une adresse bidon : le bled n'existe carrément pas (il y a un projet immobilier sur le site, mais c'est pas pour demain la veille).

Enfin la famille, je ne te dis pas le souk, le père et la mère ça va encore, mais à partir des grands-parents, plus personne n'est d'accord, on ignore qui est qui.

En fait, les seules infos un peu sérieuses qu'on a pu ramasser concernent les caïds de sa bande, Tom, Simon, etc... sans oublier le fameux palindromiste, Luc.

Je ne sais pas si tu vois le problème.

-Pas encore (Garçon, deux Satan foncées!), mais vous allez me dire...

-Au sujet des mecs qui fréquentaient Djizeuss, on a des rencards long comme le bras, pas très vérifiables, je te l'accorde, mais en tous cas plutôt précis : profession, domicile, déplacements, tout le curriculum.

Or dès qu'il s'agit du boss, qui aurait vêcu, je te prie de le remarquer, sous les sunlights depuis quasiment sa naissance, que dalle!

Nuit et Brouillard! Plus une info qui tienne debout!

-Vous en concluez?

-Je ne sais pas comment vous faites, dans le journalisme, mais dans la police, quand on nous annonce la mort d'un gars qui n'a pas de nom, pas de date de naissance, pas de résidence, pas de famille, dont on n'a jamais entendu parler, et que d'ailleurs on ne verra jamais non plus parce que, manque de bol, le cadavre a disparu, on commence à se poser des questions.

-Des questions dans quel genre?

-Dans le genre, c'est pourtant pas le Premier Avril, aujourd'hui.

Léon fit une pause avant de conclure férocement:

-Pour ton scoop, il va falloir penser à autre chose : Djizeuss ne s'est jamais tiré de la morgue, pour la bonne raison qu'il n'y est jamais entré, le personnage est entièrement fictif.

-Fictif?

-Virtuel, si tu préfères.

-Comme Lara Croft?

-Ou Super Mario, c'est comme tu veux.

-Vous voulez dire que les Kraitins auraient monté un gigantesque bobard ...

-...Pour sécuriser leurs rackets? Ce ne serait pas la première fois que ça arrive, je te signale.(Garçon, deux Satan dorées!)

-Puuuutain! Ils sont forts!

-Y a pas de miracle, c'est des pros.

-Mais la maffia, dans tous ça, qu'ils accusent du meurtre?

-Si tu veux mon avis, les ritals n'ont qu'à bien se tenir.

Ça risque d'être chaud pour le contrôle des territoires.

Mais ne te bile pas pour eux, ils finiront bien par trouver un accord.

Les guerres de gangs ne durent jamais longtemps.

De longs frissons d'angoisse secouèrent Amar, qui pensait brusquement à son boulot :

-Qu'est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter, à Super Repus? J'avais promis d'assurer la une, avec les détails de la Résurrection.

-Balance leur l'interview exclusive du Kraïst dans sa planque, c'est du velours : au moindre soupçon, tu protèges tes sources, et c'est pas Djizeuss qui te démentira!

-Mais pour balancer quoi? Qu'il revient? Qu'il va nous sauver du chaos? J'aurais l'air fin!

-Nous sauver du chaos?

Pourquoi pas?

T'as qu'à lui faire dire qu'il soutient Sarkozy.

C'est pas très très très original, mais ça surprend toujours...

Et Prézydent n'est pas un ingrat.

Si après ça, t'as pas le Prix Pulitzer, c'est à désepérer du Bon Dieu!

-Patron, vous me sauvez la vie! (Garçon! Deux Berger Blanc en l'honneur du Sauveur!)